Plaidoyer pour Naomi

Plaidoyer pour Naomi
• 03/12/2023 •

Qui ne connaît l’histoire de Ruth, parenthèse de lumière, d’espérance et de bienveillance dans le temps étouffant des Juges? À plus d’un titre, on pourrait classer ce livre, avec celui de Job, celui de Jonas et, pourquoi pas, celui du Cantique des cantiques, dans la catégorie des intrus, des livres égarés dans la Bible (dont on cherche parfois à subrepticement se défaire par des lectures plus ou moins spiritualisantes plaquées sur eux).
La conclusion, et du livre et des commentaires ou prédications sur ce court récit biblique, est celle du constat de l’irruption d’une étrangère à Israël dans la généalogie de David, et de là, du Messie Jésus.
Mais ce livre aurait pu tout aussi bien être nommé « Livre de Naomi », la belle-mère de Ruth, ce que la tradition n’a pas choisi de faire, tout en glissant que le fils en question, né de Ruth, est, selon la théologie des voisines, le fils de Naomi et son rédempteur (selon une lecture probable de Ruth 4:14). De fait, Ruth ne figure pas dans la généalogie finale vers laquelle le livre semble tendre depuis le début:

Naomi prit l’enfant et le mit sur son sein, et elle fut sa garde.
Les voisines lui donnèrent un nom, en disant: Un fils est né à Naomi! Et elles l’appelèrent Obed. Ce fut le père d’Isaï, père de David.
Voici la postérité de Pérets.
Pérets engendra Hetsron; Hetsron engendra Ram; Ram engendra Amminadab;
Amminadab engendra Nachschon; Nachschon engendra Salmon;
Salmon engendra Boaz; Boaz engendra Obed;
Obed engendra Isaï; et Isaï engendra David.

Mais avant d’en arriver là, il n’est pas rare d’entendre sur Naomi quelques paroles dures, pour dire peu. Et déjà sur son mari. Et même si cela n’est pas affirmé ouvertement, c’est suffisamment clairement suggéré, puis transmis de pères en fils…

On connaît l’argument:

Le père a fait le mauvais choix, il a quitté la « maison du pain »; il a préféré partir, chez l’ennemi ancestral de surcroît, plutôt que de se confier et confier sa famille à la providence divine malgré les temps difficiles.
Une fois arrivés en Moab, la situation, loin de s’améliorer, tourne au contraire – logiquement! – à la tragédie: le père meurt, les deux fils se marient à des étrangères du lieu qui ne connaissent pas Dieu, et suivent leur père dans la mort quelques années après.
Une sorte de constance divine pour exterminer cette malheureuse famille égarée en terre étrangère, elle qui pensait que l’herbe y était plus verte.
Chargée de honte, Naomi, veuve et sans soutiens, décide de rentrer au pays de Dieu, qu’elle n’aurait jamais dû quitter. Les mains vides, humiliée par la punition de Dieu – le texte ne dit-il pas: « L’Éternel s’est prononcé contre moi »? (Ruth 1:21), et rassasiée d’amertume, elle demande qu’on l’appelle plutôt Mara.
Si avec cela, elle n’a pas compris…
Heureusement, sa belle-fille Ruth, « qui a donné son cœur à Dieu », abandonne le pays des idoles et revient avec elle, son seul soutien maintenant. Par Ruth, Dieu dans sa grâce, préparera le chemin du Messie.

La lecture semble impeccable. Qu’y a t-il donc à redire?
Eh bien, le problème, car problème il y a, c’est que, en lecteurs fort spirituels et ventriloques, nous faisons parler le texte, et d’une manière plus ou moins voilée, nous ne nous privons pas de compléter ce qu’il a apparemment oublié de dire…

Nous pouvons charger Naomi (et par ricochet son mari, qu’elle n’a fait que suivre finalement) si cela nous convient et nous rassure, et nous conforte secrètement dans quelque bien-pensance.
Mais pourquoi ne pas plutôt entrer dans l’esprit du texte?
Pourquoi prononcer les paroles que les protagonistes du récit se sont abstenus de prononcer? Quel ambigu réconfort cela nous procure-t-il donc?

En relisant les paroles des protagonistes, je m’aperçois que tous ont des paroles d’honneur et d’encouragement les uns pour les autres.
Et je m’aperçois aussi que lorsque nous, lecteurs, aurions spontanément quelque chose à redire sur les paroles ou les actions d’un personnage, eux-mêmes au contraire s’en abstiennent, l’Écriture se tait, et Dieu aussi.
Ainsi :

– quand Élimelek quitte son pays pour aller dans le pays maudit de Moab, pour finalement y mourir avec ses fils, nous sommes tout près de dire que c’est là justice, et qu’ainsi châtiée par Dieu, sa famille (du moins ce qu’il en reste, réduite qu’elle est à trois veuves sans ressources) reviendra dans « le pays du pain ».
C’est fort possible, mais c’est nous qui le disons, le texte s’en dispense.
On peut, à la manière des amis de Job, donner à ces trois femmes une leçon inattaquable de piété.
Mais on peut aussi dire d’autres choses, vu que Dieu n’en dit rien!
Et comme fils d’émigré, j’ai beaucoup de mal à critiquer ceux qui ont dû quitter leur pays pour trouver du pain pour leur famille.
Élimelek a de nombreux prédécesseurs: Abraham descendit en Égypte à cause de la famine (Genèse 12), tout comme Jacob avec toute sa famille (Genèse 46).
Et même David mettra ses vieux parents à l’abri dans le pays de Moab (1 Samuel 22)!
Je ne dis pas qu’ils ont bien fait ou mal fait: le texte raconte leur vie, voilà tout.

– quand Orpa, après s’être mise en chemin, finalement change d’avis et retourne chez les siens et vers ses dieux, elle ne fait pas, c’est sûr, ce qu’elle aurait pu ou dû faire. Mais le texte n’en dit rien, et moi non plus…

– quand les trois femmes arrivent à Bethléhem, les autres femmes sont stupéfaites (« Est-ce là Naomi? » – Ruth 1:19).
On ne sait trop ce qu’elles ressentent ou pensent, mais en tout cas elles s’abstiennent de la phrase meurtrière qui monte aux lèvres de soi-même: on vous l’avait bien dit, et maintenant tu reviens, »Mara »? Enfin tu as compris?

– quand Untel se retire et démissionne de son devoir de rachat, personne ne lui en fait le blâme, pas même les anciens au tribunal!
Il faut se souvenir de la signification du déchaussement à l’origine (Deutéronome 25): c’était un signe d’infamie.
Ici, rien de tel (de plus, ce n’est pas Ruth qui lui ôte le soulier, mais lui-même qui, en gage de l’accord, se l’ôte pour le donner à Boaz!).
Untel aurait pu et dû accomplir son devoir de solidarité. Il ne l’a pas fait, il n’a pas été jusque là, mais le texte ne commente pas!

On peut tirer une leçon simple (et déjà connue de nous, qui avons vu chez Jésus des paroles et des attitudes bien similaires): libre à nous d’être fort exigeants envers autrui, et de réclamer d’eux la perfection, ou mieux. Seulement, n’oublions pas que c’est à nous que nous la réclamerons du même coup, et qu’il nous en sera demandé autant et plus.
Qui suis-je pour « évaluer » mon frère en commentateur de sa vie, pour céder à l’irrésistible envie de parler?
Mais si l’on veut chercher les endroits du livre de Ruth où les personnages parlent en bien d’un autre et le bénissent, on n’a que l’embarras du choix!
Dans cette façon de s’abstenir, cette abstention radicale même, il y a les indices de la rédemption.

On ne me comptera donc pas au nombre des juges de la malheureuse Naomi.
Ou alors malheur à moi.